06/11/2023 Grès – Alaïa Avec un trait d’union entre les deux.
Grès – Alaïa Avec un trait d’union entre les deux.
Par Hélène Altmann, Journaliste mode et Ami.e.s du Fonds de Dotation MMM.
O temps suspends ton vol disait le poète. Contempler les créations de madame Grès et monsieur Alaïa, c’est être saisi d’un léger vestige. 1930 ou 2016? Grès ou Alaïa ? Alaia ou Grès ? On se sent au sein d’une même famille, celle des couturiers. De celles et ceux qui dessinent des vêtements, font d’un drapé une robe. Un tissu plat auquel on donne les ailes d’une déesse grecque, une maille qui devient maillon de sculptures et révélateur de corps. Alaïa et Grès. Grès et Alaïa. Une même lignée. De ceux qui ne suivent pas la mode et se fichent des calendriers. Ceux qui cousent dans leur atelier, à l’abri du monde qui s’agite et hurle au dehors. Qui aiment la sculpture parce que les vêtements sont faits pour être vivants et non pliés et couchés dans des armoires.
Madame Grès nait en 1920 à Paris. Elle s’imagine sculptrice. Mais dans ces années-là, ce n’est pas un métier convenable pour une jeune fille de la petite bourgeoisie. Elle se tourne par défaut vers la couture mais ne cessera de répéter tout au long de sa vie « Je voulais être sculpteur. Pour moi, c’est la même chose de travailler le tissu ou la pierre ». Cette recherche la pousse à connaître le monde antique et à parcourir la Méditerranée, de la Grèce à l’Italie en passant par l’Afrique du Nord et jusqu’à l’Inde. Sa quête passionnée d’un vêtement sans couture l’amène à apprendre les techniques de la couture en 3 mois seulement. Sa vision de la femme en déesse grecque l’affranchit des modes.
Azzedine Alaïa nait en 1935 à Tunis. Entré très jeune à l’Académie des Beaux-arts de Tunis, il apprend à structurer et modeler les formes. Il apprend à faire ce qu’il veut. C’est-à-dire construire. Avec sa sœur, il apprend à coudre. Les clientes de la haute société de Tunis ne veulent bientôt être habillées que par lui. « Je voulais faire de la sculpture quand j’étais à l’École des Beaux-arts. Cela vient de là, mon intérêt pour la courbe du corps » répète-t-il. Quelques années sous le soleil de la Méditerranée et l’oiseau ne tarde pas à s’envoler à Paris, en stage chez Christian Dior. Au fil des ans, une quête inlassable, obstinée, un savoir-faire éblouissant, et des vêtements qui sculptent le corps des femmes.
2023. Fondation Azzedine Alaïa, rue de la verrerie 75004 Paris. L’exposition Alaïa /Grès au-delà de la mode propose une rencontre entre les deux couturiers. Cela n’était jamais arrivé. 60 pièces parlent pour eux, en un dialogue au long cours, loin des emballements et coups de foudre sitôt nés sitôt éteints. « Dès que l’on a trouvé quelque chose de caractère personnel et unique, il faut l’exploiter à fond et et en poursuivre la réalisation sans s’arrêter et jusqu’au bout » (Madame Grès). Les robes -uniquement des robes- présentées ici en sont l’illustration parfaite. On croirait presque que madame Grès pense à Alaïa et Alaïa parle au nom de Grès. Les vêtements proviennent tous de la collection personnelle d’Azzedine Alaïa, qui en compte plus de 20 000, de la fin du XIXe siècle et la naissance de la Haute Couture au XXe siècle.
A travers les drapés, les monochromes, les volumes, les plis, le jersey, le velours, la soie, la mousseline, les robes dialoguent entre elles. On est saisi par les airs de famille, la musique comme un refrain, l’absence de repère temporel. Seuls les petits panneaux au pied des pièces permettent de vérifier l’année de leur création. En fond, parfois, d’anciennes cartes de géographie de la Méditerranée, comme une pierre supplémentaire à cet édifice hors des modes et hors du commun. Les couleurs aussi parlent. Le noir cher à Alaïa, qui réfléchit si bien la lumière, de Tunis et d’ailleurs. Le craie de celle qui s’appelait à l’origine Germaine Krebs et qui choisit grès par amour pour son mari Serge dont grès est l’anagramme. Et parce que le grès est une pierre, avec une couleur. Craie, beige, ivoire, une couleur de sculpture antique. Grès Alaïa. Alaïa Grès. Deux solitaires dans leur atelier. Deux couturiers. Un jeu de robes comme un jeu de miroirs qui reflète leur envie commune de donner corps et donner vie à leur vision personnelle des habits. (Ce mot semble fait pour eux)
Entre Alaïa et Grès, un fil de pensée, un amour du vêtement. De la tête à la main en passant par le cœur. Ils ne se sont peut-être jamais vus mais leurs créations parlent entre elles et pour eux.
Les années passent, les vêtements restent. Le dialogue jamais commencé jamais ne finira.
Hélène Altmann
L’exposition est visible jusqu’au 11 février 2024.
Commissariat Olivier Saillard
Exposition ” ALAÏA/ GRÈS “