01/07/2023 Interview Bouchra Jarrar – Ami.e.s du Fonds de Dotation Maison Mode Méditerranée
LES INTERVIEWS DU FONDS DE DOTATION
Les AM.I.E.S DU FDDMMM
Par Caroline Guiol
Originaire de Cannes, 7ème enfant d’une famille marocaine de Fès, Bouchra Jarrar est profondément ancrée en Méditerranée. Après s’être nourrie d’histoire de l’art à Nice, la créatrice française de renommée internationale sortira diplômée de l’école Nationale Supérieure des Arts Appliqués Duperré à Paris, en 1994. Son expérience et son parcours dans la mode au sein de maisons prestigieuses pour lesquelles elle a oeuvré pendant vingt ans dans la capitale (Jean-Paul Gaultier, Directrice des studios Balenciaga et de la Haute-Couture Christian Lacroix…), ont nourri ses inspirations entre prêt-à-porter et haute-couture. En 2009, l’ouverture de sa maison éponyme confirme l’éclat de son talent: coupes de haut-vol, matières subtiles et couleurs réinventées, sa signature est une ode fervente à l’allure, sans concessions, qui force le respect. Nommée directrice artistique des lignes Femmes chez Lanvin en 2016-2017, cette étape de sa carrière saluée par la critique sera néanmoins celle du champs de tous les possibles et de nouveaux horizons. En femme libre, Bouchra va dès lors prendre le temps d’une introspection nécessaire. Comme une exploration, une quête en tête à tête avec elle-même qui à l’exemple de la photographie qu’elle travaille dans son atelier, répondant aux commandes, exposant sur les cimaises (sa série « Libertés », dévoilera en 2019 à Paris, de magnifiques portraits salués par la critique), vient désormais poser son regard apaisé sur les êtres, sans rien retoucher de ce que l’âme offerte lui concède. A travers l’usage du médium, révélateur d’une vérité subtilement composée, elle livre une sensibilité douce-ardente, vibrante et solaire. De cette mise à distance apparente qui n’est pas sans la protéger, de ces noirs et blancs avec lesquels elle joue, se livre et se délivre, elle a fait sa force, captant toujours intensément la lumière. En 2020, elle lance ses lignes Editions Bouchra Jarrar.
Belle dehors et dedans, elle continue depuis à puiser dans le sillage de ses racines, tout ce qui fait d’elle une artiste singulière, généreuse et passionnément vivante. Rencontre quelque part dans le Sud…
Caroline Guiol : ” Cette Méditerranée que vous portez en vous, a-t-elle guidé inconsciemment votre parcours ? Quel en a été le déclencheur ? Est-elle toujours présente dans votre process de création ? “
Bouchra Jarrar : ” Bien sûr, je dirais qu’elle m’a forgée droit debout, dès mon plus jeune âge. Mes parents sont issus de la première génération d’immigrés venue du Maroc ; une génération indissociable de l’histoire française contemporaine, qui travaillait dur et éduquait ses enfants pour en faire des gens bien. Au centre de ma famille, l’école fut la base de ma liberté future. Il fallait filer droit, mais j’y ai sans aucun doute appris l’autonomie, la persévérance, le goût du travail accompli. Qu’importe si déjà enfant, je ne voulais que coudre, il m’aura fallu d’abord passer mon bac ! Une fois le sésame en poche, les études furent aussi essentielles. L’amour de mes parents a accompagné ma vocation et soutenu mon départ pour Paris. Ma conviction était ultime… A 25 ans, j’étais sur les rails et déjà à la direction d’un studio de création. J’ai tout appris dans les ateliers: la création, la technique, l’aplomb d’un tissu, la maîtrise, la patience, la rigueur absolue. Avide de progrès, j’ai avancé. La révélation, ce fut le désir du tailleur-pantalon. Celui, structuré, qui sublime le corps des femmes en prenant soin de leur morphologie. Celui imaginé par Gabrielle Chanel bien sûr, qui nous aura en quelque sorte « missionnées » pour nous affirmer, nous élever, mais aussi celui fantasmé par les deux génies méditerranéens que furent Azzedine Alaïa et Yves Saint-Laurent… La peinture de Soulages a aussi guidé mon obsession pour le noir. De sacrées influences donc, venues de nos rivages… “
Caroline Guiol : ” Diversité, transversalité des pratiques, patrimoine de savoir-faire, artisanat et leur préservation… Hier, créer en Méditerranée, loin de Paris et des grandes capitales de la Mode était un handicap. Aujourd’hui, ce formidable capital de cultures croisées est une force à l’international. Une valeur ajoutée. Cette nouvelle identité stylistique dont la côte monte, monte, émergeant notamment dans les pays d’Afrique, en Europe, participe-elle de votre évolution personnelle aux contours de ces métiers, cette synergie qui s’y rattachent ? “
Bouchra Jarrar : ” Quand j’ai quitté la Côté-d’Azur, ma maison, ma famille, pour découvrir l’univers impitoyablement fascinant de la mode, son rythme éprouvant, j’ai vite compris combien cette lumière implacable était en moi pour toujours. Elle nous transcende de l’intérieur, transporte nos âmes. Dans mon arbre de vie, les Berbères et les femmes très fortes dont mes deux grands-mères, émancipées avant l’heure, portaient ce rayonnement au quotidien, drapés de blanc, vert et ocres. Dans la profondeur de mes noirs, de mes couleurs Nuit, il y a des nuances de bleus subtils à l’infini qui sont loin d’être anodines. Si je cherche un peu plus loin dans mon enfance, je me souviens de l’application de mon père faisant ses ourlets. Alors oui, bien sûr, je peux vous parler de Fez, l’une des villes les plus spirituelles du Maroc, où les gestes séculaires, immuables de ses artisans, sont compartimentés par métier : tisserands, orfèvres, tapissiers… Je peux partager sur ces mêmes terres, mon admiration pour les voyages d’Irving Penn dont le regard me touche tant de par leur beauté, leur authenticité. Si l’on parle de l’Afrique, je peux évoquer la gaieté franche et audacieuse, les codes vestimentaires de l’esprit urbain empruntés aux occidentaux si bien photographiés par Seydou Keïta, grand portraitiste de Bamako dans les années 1940-50. Oui, ce capital magnifique de cultures croisées, essentiel au renouveau de la mode, est une vraie chance. Savoir rester qui on est, sert aussi à bousculer les acquis, se remettre en question, forger son identité dans la vérité.”
Caroline Guiol : ” La Maison Mode Méditerranée est devenue le foyer d’influence d’une génération vivifiante de créateurs passionnés, plus attentifs aux réalités qui entraînent la mutation incontournable de nos métiers, aux quatre coins du monde: ses enjeux, le défi environnemental, le respect des conditions de travail. Quel est votre point de vue ? “
Bouchra Jarrar : ” Avec le recul, je me rends compte que les jeunes entre 20 et 30 ans s’indignent à juste titre, d’une réalité face à laquelle ils osent s’exprimer, solidaires, sincères dans leurs convictions, leur envie pour demain. Le secteur de la mode n’est pas un défi facile pour ces générations. N’évoluent-ils pas dans un des secteurs les plus polluants au monde ? Ils ont de l’ambition, du courage et beaucoup d’idées à mettre en application pour changer la donne. Mon regard averti suit l’intention artistique de ces créateurs avec un grand intérêt; ce qu’ils veulent et osent nous dire à travers l’intégrité, l’exigence de leur travail. Je l’avoue, je suis de la vieille école et le marketing m’oppresse. Dieu sait pourtant qu’il est incontournable, omniprésent à travers les réseaux sociaux. Au fil de ses premières collections extrêmement réfléchies, mûries, mon coup de coeur va au franco-israélien Benjamin Benmoyal, ancien commando-parachutiste dont j’admire le talent, l’originalité si aboutie pour retranscrire son vécu, sur tous les fronts. Il crée des vêtements tissés entièrement à partir des bandes magnétiques VHS des dessins animés de son enfance. Matières recyclées incroyables, silhouettes optimistes inspirées de l’architecture brutaliste, utopiste, sa mode a une réalité, une histoire inter-générationnelle qui la rend extrêmement désirable. ”
Caroline Guiol : ” Attachée à la transmission des connaissances et des SF, engagée auprès d’associations oeuvrant à la réinsertion sociale de jeunes femmes en difficulté grâce aux métiers de la mode, rejoindre et soutenir les AM.I.E.S du FDDMMM s’apparente-t-elle pour vous à une évidence ? “
Bouchra Jarrar : ” Il y a Paris, capital de la mode, ses fédérations dédiées, ses magnifiques écoles-tremplins. Et puis, il y a Marseille et à travers elle, le creuset fervent d’une Méditerranée qui n’en finit pas d’étonner le monde. Le formidable défi que s’est lancée Maryline ces dernières années, c’est de révéler la vitalité foisonnante de la création de tous ces rivages, depuis la cité-phocéenne. Par son intuition, sa ténacité, elle a ouvert la voie. Précurseur, elle l’est, jusqu’à la mise en place de ce Fonds de Dotation qui soutient et engage la reconnaissance de talents émergents, comme de personnalités promptes à fédérer ce qui l’anime avec les équipes en place. Aujourd’hui, plus que jamais, la transmission est essentielle dans une Méditerranée où selon les pays qui la bordent ou l’encerclent, la culture, ses usages, les gestes et l’oralité sont aussi bafoués. La formation fait aussi partie de nos ambitions. Alors oui, je me dois d’être là, solidaire, dans cet esprit d’ouverture. Oui, c’est une bataille d’avoir des valeurs et d’y croire, de se sentir utile ! Et oui, j’en suis convaincue, c’est aussi à la Mode désormais, de regarder la Méditerranée! Pour ma part, elle m’a rattrapée et j’en suis fière… ”
L’Allure, par Bouchra Jarrar
- © Marcel Harthmann
- © Robin Galiegue
- © Bouchra Jarrar
- © Marcel Harthmann
- © Bouchra Jarrar
- Bouchra Jarrar, © Marcel Harthmann
- Bouchra photographe
- Bouchra sur le port de Nice © D.R
- Bouchra à Fès
- Bouchra à Fès