2/ La mode et le cinéma en Algérie : Pépé-le-Moko (1937)
Partie 2 – La mauvaise hybridité : les échecs coloniaux à l’écran
En dehors de ce cinéma idéologique assez évident (présenté dans la partie 1), les films d’avant-guerre nous donnent parfois à porter un autre regard sur les hommes et femmes en situation coloniale, une autre vision que celle d’une propagande monocorde. Rappelons que ces réalisateurs, notamment dans les années 1930, ont baigné dans ces questionnements sur le colonialisme, dans ces représentations de coloniaux, notamment d’Afrique du Nord : la presse évoque le développement du mouvement panarabique, les réflexions portées par les gouvernements, dont le Front Populaire, mais aussi les idéologies fascites et raciales, l’exposition surréaliste anti-Exposition Coloniale.
En connaissance de ces représentations idéales, assez connues du grand public, j’ai trouvé dans le cinéma d’autres représentations : le cinema dévoile des anxiétés coloniales plus profondes, souvent sans s’en apercevoir d’ailleurs, ou par une forme “d’humour” de l’époque. Cela est notamment visible dans des représentations d’hommes et femmes qui seraient, ce que j’ai appelé, des “échecs coloniaux”. Parmi les attributs de ces échecs, j’ai remarqué les costumes, tissages de sens.
- Pepe Le Moko
- Pépé et Gaby
- Inès et Pépé dans leur intérieur dans la Casbah d’Alger.
- Robes Lanvin publiées dans Vogue, Février 1934
Je me focaliserai ici sur un film, qui, au contraire de l’Appel du Bled, est connu : Pépé-le-Moko, sortie en 1937, réalisé par Julien Duvivier avec notamment Jean Gabin dans le rôle principal. Je ne m’attarderai pas sur le personnage de Pépé, mais m’intéresserai aux personnages féminins, d’ailleurs souvent délaissées des chercheureuses (les autres personnages secondaires comme Régis ou Tania sont étudiées dans l’article de Théorème).
Pépé-le-Moko raconte l’histoire du personnage éponyme, Pépé, un voyou recherché par la police française, qui fuit le continent. Il trouve refuge dans la Casbah d’Alger, un des seuls quartiers encore autochtone à cette époque, et présenté comme un lieu de non-droit, un dédale sans aucune structure, à la mixité ethnique grande, et où la police ne peut intervenir.
Pepe y est devenu, je cite le Caid des Caïds, s’étant ainsi approprié le plus haut statut convoité et le plus grand respect. Il y a trouvé une belle compagne Inès, dite gitane – à l’origine, Française.
Mais tout change au moment où son chemin croise celui de Gaby, la Parisienne par excellence. Suite à cette rencontre, les crises de Pépé se multiplient. La confrontation avec la Parisienne élégante, à la silhouette longiligne, aux belles tenues modernes et structurées, resplendissantes (le jeu de lumière réverbérante sur les tenues satinées de Gaby est littéralement la preuve de cette lumière qui vient ramener Pépé à la raison) change tout. Jusqu’ici il était caïd et vivait bien. Heurté par la beauté du monde moderne, Gaby sert de rappel auprès de Pépé de ce qu’est la France et la femme française, qu’il avait complément perdue dans la Casbah.
- Ines Pepe le Moko
- Inès – Photographie promotionnelle de Pépé-le-Moko, Collection de la Cinémathèque Française, pas de droit de reproduction
- Boucle d’oreille, argent ciselé, Timsarfin ou Tezabit, Algerie, Ghardaia, 20e siècle, Musée du Quai Branly
Cela d’ailleurs n’est pas sans rappeler le rôle donné à la coloniale d’après les différents théoriciens du colonialisme du tournant du XXe siècle, et par les groupes de femmes coloniales elles-mêmes.
C’est au tournant du XXe siècle que la Société française d’émigration des femmes s’apercevait du rôle que la femme pouvait jouer dans la colonie. Jusqu’ici affaire d’homme, la colonie reconnait la présence de la femme utile. Cette dernière doit rappeler cette belle culture française aux colons et coloniaux, afin qu’ils ne s’y perdent pas. Une autrice, femme coloniale de l’entre-deux-guerres, nous rappelle : “Elle [la coloniale] est Celle qui s’adapte et, le plus souvent, aide à l’adaptation des autres. Celle qui installe son charme et semble s’y fixer dans les régions les plus sévères comme dans les lieux les plus enchanteurs; Celle qui, partout, crée la France autour d’Elle, avec des habitudes de France, des visions de France, avec de petits objets et de grands sentiments, avec sa théière argentée et ses lampes louis-philippardes, avec de la grâce et de la morale de France”, avec de la mode et la beauté française, rajouterons-nous.
Gaby est finalement celle qui va mener Pépé à sortir de son trou à, je cite, “vermines”. Elle est celle qui va le faire réaliser qu’il ne peut plus vivre ici; bien que voyou, il est français et aspire à autre chose qu’au monde de la Casbah; il préférera finalement mourir que d’y rester.
Tout oppose Gaby d’Inès : Gaby est cette femme Lanvin par excellence, Inès au contraire a une identité complexe (jouée par une grande actrice française de la Comédie Française, Line Noro ; aucune femme Algérienne n’est castée, bien évidemment, dans ce film)
A l’origine, dans le roman et dans les premiers scenarii – ceux conservés à la Cinémathèque Française – Inès était censée être “Mauresque.” Elle est finalement gitane, mais dans la réception du film, contemporaine et ce jusque dans les années 70, Inès est parfois toujours présentée comme une femme un peu “mauresque” ou “arabe”. Inès est finalement cette femme à l’identité floue, voire hybride mêlant plusieurs cultures.
Son costume traduit cette incertitude: habillée d’une jupe large à volants, un châle portée sur ses épaules, qui rappellerait ses origines dites gitanes, d’ailleurs très éloignée des formes élancées de Gaby et des matériaux bien différents des soies, satins, fourrures des tenues de Gaby, elle arbore aussi des bijoux qui n’appartiennent pas a sa culture.
Les nombreux plans poitrine et plans taille d’Ines mettent en valeur ses bijoux, qui tissent des liens avec les communautés amazigh d’Algérie: son collier fait de corail, matériau tres apprecié de certaines commmunautés berberophones, bien visible sur les photos de promotion du film, comme ses boucles d’oreille en argent ciselé, aux motifs dents de scie, ses bracelets, ou encore cette broche/fibule, ciselé, travaillé au repoussé, sûrement émaillée, et qui d’ailleurs présente le motif identitaire du croissant, très important dans cette région.
Bref tous ces éléments du costume viennent épaissir cette brume autour de l’identité d’Inès. Inès est pourtant, à l’origine, certainement une Française, nomade certes — donc une personnalité qui est déjà socialement écartée — mais qui dans le film l’est encore plus. Inès s’est appropriée certains vêtements des algériennes, et avec ces derniers, le caractère de l’arabe telle qu’il était pensé à l’époque de manière essentialiste. Elle devient quelque peu sournoise, mentant à Pépé, ne faisant plus appel à la raison. Elle est cette femme qui n’évolue plus, d’après Pépé. Et cela se retrouve dans son costume, et dans ce qu’elle dégage — Pépé lorsqu’il s’énerve contre Inès à plusieurs reprises, lui dit qu’elle n’est finalement qu’une Casbah portative, ce monde sans civilisation, vermine sclérosée ; elle est devenue Casbah et ne peut apporter à l’homme français, Pépé, ce qu’il recherche.
Des conseils sont d’ailleurs donnés aux femmes occidentales dans les périodiques de mode de cette époque: malgré l’importance des colonies, et les échanges qui peuvent exister “une femme élégante se refusera à porter la copie d’une parure marocaine, tonkinoise ou martiniquaise qui, amusante en elle-même, ne s’harmonise pas à une robe de la rue de la Paix.” Inès ne porte pas une robe de la Rue de la Paix, et s’est approprié des bijoux autochtones.
- Broche, Tabzimt, Algerie, Grande Kabylie, Argent, Emails perles, ciselure, fin XIXe s., Musée du Quai Branly.
- Détail de la broche arborée par Inès, au motif de croissant, argent ciselé ? au repoussée ? émail ?
- Amessak, argent (?) et corail, granulation, perles, fin XIXe s., Algerie, Mont Aures, Musée du Quai Branly
Pierre-Jean Desemerie est lauréat (2022-24) de la Bourse Scientifique du Fonds de Dotation Maison Mode Méditerranée. Il travaille pour sa thèse sur le vêtement des femmes coloniales en Algérie (1925-1942). Dans le premier chapitre de sa thèse, Pierre-Jean s’intéresse à la question de la représentation du colon et de la coloniale, notamment à travers le cinéma. Il présente dans cet article en deux parties deux exemples du cinéma qui lui plaisent particulièrement : un film assez inconnu, mais à la représentation de la coloniale très stéréotypée L’Appel du Bled (1942) ; un autre bien plus connu mais dont il présente une analyse moins bidimensionnelle comme cela a souvent été le cas : Pépé-le-Moko (1937). Les résultats de ces recherches n’auraient jamais vu le jour sans le soutien du FDMMM.
Cet article est extrait d’une conférence présentée à Paris 3 pour le Colloque Le Costume sur un Plateau (2e édition, 2022). Deux essais plus long viendront à être publiés : dans la revue scientifique Théorème de la Sorbonne / dans un ouvrage plus complet aux Presses Universitaires de Bordeaux.